« L’instant présent est le temps de l’homme » — Paroisse Saint-Vincent-de-Paul de Montmartin

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« L’instant présent est le temps de l’homme »

«Confinement » ; rien que le terme est étouffant, oppressant. En l’entendant, j’ai un peu de mal à respirer. J’ai obéi, très docilement, mais beaucoup de pensées se sont bousculées en moi. (Texte de Anne-Dauphine J.)

« L’instant présent est le temps de l’homme »

Anne-Dauphine Julliand,

 auteure d’un film sur et avec les enfants malades, interpelle sur le courage des enfants et leur lucidité.

La Croix le 24/03/2020

«Confinement » ; rien que le terme est étouffant, oppressant. En l’entendant, j’ai un peu de mal à respirer. J’ai obéi, très docilement, mais beaucoup de pensées se sont bousculées en moi. Le confinement a pour moi un écho particulier : j’en ai déjà fait l’expérience au moment de la greffe de ma fille. Azylis avait un peu plus de 1 mois : elle a passé quatre mois en bulle stérile, puis cinq mois confinée dans sa chambre, à la maison. Nous ne pouvions la voir qu’en étant équipés de masques, en nous lavant les mains avec du gel hydroalcoolique… Les circonstances étaient différentes, mais je sais que c’est difficile de se retirer du monde.

Il faudrait peut-être trouver un autre mot qui nous enferme moins. Parce que, en effet, on se retire du monde, de la vie en société, de la rue, mais nous créons un autre espace de vie. Ce n’est pas exactement une privation de liberté mais une mise en œuvre de cette liberté. Certes, la liberté d’aller et venir est entravée, mais j’exerce ma liberté d’être solidaire : c’est l’effort de chacun qui entraînera la réussite de tous. Le juste comportement est d’obéir tout simplement et de le faire le mieux possible pour que cela dure le moins longtemps possible.

Je ne le fais pas pour moi : comme beaucoup de personnes, je ne me dis jamais que je peux attraper cette maladie – ce qui est faux, mais nous nous sentons souvent invulnérables. À 46 ans, je suis en pleine forme, je ne ressens pas le moindre frisson ni la moindre toux. La maladie paraît assez éloignée de moi, mais qu’en sais-je ? En tout cas, je le fais pour les autres. J’applique la règle d’or : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on fasse pour toi. » Si j’étais vulnérable, j’aimerais que d’autres fassent très attention à la propagation de ce virus.

C’est le grand paradoxe de ce que nous sommes : à la fois tout petits, perdus dans la masse humaine, mais aussi « un », un unique qui compte.

Et nous nous sentons petits parce qu’un virus a tout à coup une dimension planétaire et qu’il fait vaciller la santé mais aussi l’économie, nos écoles, nos moyens de transmission, de transport. Je me sens toute petite et à la fois je sais que ce que je vais faire pendant cette épidémie aura des conséquences. Ensemble, nous pouvons avoir un énorme impact. Beaucoup de choses se mêlent dans cette épreuve, tout d’abord cette peur, dont on peut mesurer l’impact, plus contagieuse que le virus lui-même. Il y a des comportements irrationnels uniquement motivés par la peur. Je ne jugerai pas ces comportements de panique difficiles à maîtriser pour certains, mais je n’ai pas rempli mon Caddie pour les six mois à venir. Le plus grand ennemi du bonheur, ce n’est pas le malheur, c’est la peur. Il faut rassurer ceux qui sont autour de nous et cultiver cette confiance responsable envers tous ceux qui font ce qu’il faut pour arrêter l’épidémie.

Oui, ce temps nous fait peur. On ne peut pas s’empêcher d’être inquiets. Comment ne pas l’être, face à ce futur qui nous effraie pour lequel nous n’avons aucune donnée ? Nous sommes faits pour vivre tout de suite et maintenant. L’instant présent est le temps de l’homme. Notre paix intérieure est malmenée. Ce que je peux faire juste aujourd’hui m’apaise. Quel que soit le temps que cela durera, j’essaie de recréer un univers, une intériorité, un espace de vie aussi et d’épanouissement dans un lieu plus étroit. À travers la maladie de mes filles, j’ai appris à apprécier la vie à l’instant, sans me projeter dans le futur ou me réfugier dans le passé. En temps de confinement, il y a des obligations, des occupations quotidiennes, mais il reste ce vide : que va-t-on en faire ? C’est l’occasion d’une créativité retrouvée. En temps normal, j’ai une vie bien occupée, assez millimétrée. Et tout à coup, voici un temps donné, gratuit, disponible pour créer. Il ne s’agit évidemment pas de se replier sur soi, mais de porter une attention plus vive à ce qui se passe autour de nous. C’est dans cet environnement très immédiat que nous pouvons agir. Notre juste place, c’est de prendre soin de ceux qui sont autour de nous. Et si chacun le fait, le monde marchera différemment.

Ce qui nous arrive rappelle notre finitude : ne fuyons pas la réalité de notre vie qui va se terminer un jour. Les enfants ont la capacité de vivre l’instant présent, avec une forme d’insouciance bien différente de l’ignorance : ils savent que la vie s’arrête un jour. Il faut retrouver ce rapport à la vie qui est nécessairement un rapport à la mort, à notre finitude et notre fragilité. Réalité qui nous touche aujourd’hui de plein fouet avec une force et une rapidité totalement déconcertante. Cela me fait l’effet d’un tsunami. Tout à coup, l’imprévu vient perturber tout ce que nous étions. Ce raz de marée ébranle nos certitudes, notre confort, nos habitudes. Il nous enjoint de nous réinventer et de continuer à garder confiance, de faire ce que nous avons à faire.

Avec la mort des filles, j’ai déjà été capable de remettre en cause beaucoup de choses, mon avenir, mon idéal, mes projets. Je sais que je l’ai fait et que j’en suis sortie peut-être grandie. Mais j’en suis sortie aussi ébranlée, et je vais souffrir toute ma vie de la mort de mes filles. Nous sommes aujourd’hui confinés chez nous, tous les quatre mais pas vraiment tous ensemble, parce qu’il me manque toujours mes filles. Jamais leur absence ne s’est autant fait sentir.

Nous sommes fragiles et, en même temps, nous sommes forts, très forts, capables d’inventer, de créer, de nous adapter. Dans les tsunamis de ma vie, j’ai découvert que nous sommes capables de bien plus que ce que nous croyons. Les situations d’urgence révèlent en nous ces forces dont nous n’avons pas besoin dans la tranquillité du quotidien. L’homme n’est pas un fétu de paille ballotté sur l’océan au gré des tempêtes. Nous sommes capitaine du navire de notre vie. Qu’est-ce que je fais de cette expérience ? Notre plus grande liberté est d’avoir le choix d’agir, de faire, d’accepter l’épreuve, le confinement. Sinon, nous ne sommes que des pantins, nous ne vivons pas, nous nous contentons d’exister.

Combien de temps cela va durer : nous ne connaissons ni le jour ni l’heure. Ne pas savoir quand le confinement sera levé nous oblige à l’abandon. Il faut juste ménager nos forces, faire ce que nous avons à faire aujourd’hui sans décompter les jours. Et vivre l’instant.