Reprendre la main — Paroisse Saint-Vincent-de-Paul de Montmartin

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Reprendre la main

Dérisoire, Dangereux ? Faire l’éloge des tâches ménagères alors qu’elles ont été si longtemps le piège des femmes ? Rappeler l’importance du soin parental alors que nous le laissons si souvent à d’autres (nounous, éducateurs, enseignants, animateurs et autres baby-sitters du soir) ? (Texte proposé par Elodie)

Reprendre la main - Elodie Maurot

Le confinement n’abolit pas la variété des situations de vie, mais il a une conséquence commune : il augmente la part du domestique et du soin dans notre quotidien. Courses (strictement alimentaires), rangement, ménage, cuisine, « école à la maison », tâches éducatives, animation de jeux, soutien en tous genres, attentions et dépannages pratiques… : les paroles et les gestes du soin ont pris la première place.

Le « monde d’après » est pour une large part hors de notre portée réflexive, mais l’espace du quotidien nous offre de « reprendre la main ». Au sens figuré comme au sens propre. Le bruit de la consommation s’est éteint : maintenant, si nous voulons améliorer le quotidien, il nous faut mettre la main à la pâte.

Dérisoire, Dangereux ? Faire l’éloge des tâches ménagères alors qu’elles ont été si longtemps le piège des femmes ? Rappeler l’importance du soin parental alors que nous le laissons si souvent à d’autres (nounous, éducateurs, enseignants, animateurs et autres baby-sitters du soir) ? C’est ainsi que la société du travail néolibérale nous veut : hors de nos domiciles, performants au travail, déléguant le soin quotidien, et consommant les nombreux biens et services rendus indispensables par cette organisation…

Mais qu’avons-nous perdu en sous-traitant le soin ? Personne ne nous l’a dit. Et qui oserait l’exprimer ? Ce serait si difficile à entendre tant il est déjà compliqué d’articuler aujourd’hui vies professionnelle et familiale. Faudrait-il en plus avoir mauvaise conscience ?

Pourtant, ce confinement nous enseigne. Les tâches ménagères sont répétitives, parfois monotones, souvent fatigantes, mais elles nous tiennent dans la vie – c’est même leur fonction première – et dans la réalité. Elles sont l’écho de notre corporéité et sa fragilité. Elles répondent à nos vrais besoins et, à ce titre, permettent de les distinguer de nos envies et désirs, si souvent manipulés par le discours publicitaire. Et si nous les écoutons bien, elles nous murmurent une précieuse leçon de vie : elles nous disent que nous sommes des humains comme les autres. Ni plus, ni moins.

A l’inverse, le soin des personnes nous rend uniques auprès de ceux que nous aimons. Soin des enfants, des aînés, du conjoint : au fil des jours, il est fait de milliers de gestes qui tissent des liens singuliers, construisent une histoire commune. Ce soin peut nous inquiéter parce qu’il nous requiert, nous convoque à la première personne. La psychanalyse nous a invités à la méfiance : n’est-il pas gros d’emprise, de dons abusifs ? De là, peut-être le consentement avec lequel nous nous en sommes éloignés ou nous en sommes laissés dépossédés. Le don gratuit du soin reste pourtant notre folle espérance. L’Evangile nous promet qu’il est possible et fécond : « Donnez, et vous recevrez une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, qui sera versée dans votre tablier ; car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. » (Luc 6, 38)

Pour qu’un monde nouveau naisse après la pandémie, nous devons d’abord le laisser s’incarner en nous. En réalisant le temps consommé par le soin des objets et du quotidien, nous apprenons que dans la possession des choses « assez, c’est bien »[1] (André Gorz). En prenant soin de nos enfants, nous avons la chance de réaliser que l’attention est la plus haute des activités (Simone Weil) et qu’elle exige temps et présence. Huit semaines de confinement, ce n’est pas de trop pour cet apprentissage.

Quand viendra la fin de cette parenthèse, peut-être aurons-nous pris goût à être des pourvoyeurs de soin. Il faudra alors interroger la place du travail dans nos vies - d’autant plus qu’il n’y aura sans doute pas de travail pour tous. Comme l’a souligné André Gorz, il y a un choix à faire entre travailler plus pour payer le soin fourni par d’autres ou travailler moins pour l’exercer nous-même. Il y a concurrence entre le travail maximisé et le soin. Ces jours-ci, le télétravail qui superpose les espaces domestiques et professionnels nous en donne une conscience plus vive.

Sans doute, à l’avenir, continuerons-nous à déléguer une part du soin. Mais nous ne le ferons plus de la même manière, en estimant que cela ne vaut ni un salaire, ni un temps plein. Nous le ferons même avec « crainte et tremblement », dans la conscience qu’une part de notre humanité s’y joue. Si nous sous-traitons le soin à la manière néolibérale, il nous faudra toujours des « domestiques »[2]. Si nous le partageons avec d’autres, il nous faudra des partenaires, compétents et responsables. Notre confinement a les nuances et le goût de l’espace privé, mais il prépare déjà une autre polis.

[1] André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Galilée, 1988. Folio Essais, p. 183.

[2] Le retour des domestiques, Clément Carbonnier et Nathalie Morel, La République des idées, Seuil, 2018